IV
FIDÈLES ET TRAITRES

La demeure occupée par le commodore Ralph Hoblyn, et qui lui servait de logement personnel, était une élégante maison de brique rouge, de forme cubique, ornée d’un portique de pierre pâle.

Bolitho serra la bride à son cheval et se donna une bonne minute pour observer la maison. Ce n’était pas un bâtiment ancien, et l’allée pavée qui y conduisait, depuis l’entrée à colonnes, était bien tenue ; pas un brin d’herbe n’en venait déparer l’aspect. Néanmoins il régnait sur ces lieux une atmosphère de vague négligence, comme si trop de gens les avaient occupés pour que personne ait pu veiller à leur entretien. Bolitho entendait derrière lui la deuxième monture racler le sol du sabot. Il pouvait presque éprouver l’excitation du jeune Matthew, tant le garçon était fier du privilège qui lui était échu d’accompagner Bolitho par cette belle et paisible soirée.

Il songea au coup de vent de sa dernière sortie, à la voile du brick déchiquetée. Tout cela aurait pu se passer aux antipodes. Ici, l’air était chargé de parfums qui se mêlaient à d’autres senteurs venues de la mer toute proche.

La maison était à moins d’un mille de l’arsenal de Sheerness, où les deux cotres étaient revenus dans la matinée. Un lieutenant y avait apporté une invitation à l’intention de Bolitho-un ordre plutôt qu’un désir, s’était dit Bolitho avec humeur. Il entrevit un éclat métallique ; parurent les uniformes de deux fusiliers marins qui descendaient l’allée, alertés par le bruit des chevaux.

En chemin, Bolitho et son jeune compagnon avaient rencontré plusieurs sentinelles en faction ; à croire que c’était la Marine qui subissait un siège, non les contrebandiers et autres hors-la-loi de la région ! Bolitho pinça les lèvres. Il allait essayer de changer tout cela, pourvu que le commodore Hoblyn ne lui donne pas congé.

Il essaya de se remémorer tout ce qu’il savait de cet homme. Un peu plus âgé que lui, Hoblyn était déjà capitaine de frégate au temps de la révolution américaine. C’était lui qui commandait le Léonidas pendant la bataille décisive de la Chesapeake, quand l’amiral Graves avait tenté, en vain, d’encercler l’escadre de l’amiral de Grasse.

Hoblyn avait essuyé un engagement à deux contre un, face à une frégate française et un navire corsaire. Il avait réussi à coincer le français, qui s’était échoué, mais au moment d’approcher le corsaire, son propre navire s’était embrasé. Hoblyn n’en avait pas moins poursuivi le combat, montant à l’abordage et s’emparant du corsaire juste avant de voir sombrer son propre navire.

On racontait que l’ennemi avait été frappé de terreur au spectacle de Hoblyn entraînant ses hommes au combat : son uniforme avait pris feu, une manche s’était embrasée comme un arbre dans un incendie de forêt. Bolitho ne l’avait rencontré qu’une seule fois depuis la guerre, lors d’une visite à l’Amirauté où il venait briguer un embarquement. C’est tout juste si l’autre l’avait reconnu. Hoblyn avait un bras en écharpe et il gardait relevé le col de son uniforme pour cacher les affreuses brûlures. Un fantôme échappé du champ de bataille. A ce qu’on disait, Hoblyn n’avait plus jamais obtenu d’embarquement.

Bolitho éperonna sa monture.

— Allons, Matthew, occupe-toi des chevaux. Je te ferai porter à manger.

Il ne vit pas l’inquiétude qui se peignit sur le visage du garçon devant cette responsabilité nouvelle. Il songeait à Allday. Son vieil ami ne lui avait pas demandé la permission de l’accompagner, et cela lui ressemblait si peu ! A terre, il était toujours sur ses gardes, et il détestait être séparé de son maître, même pour peu de temps. Remâchait-il encore leur échec avec les contrebandiers ? Bolitho fronça les sourcils. Allons, le temps n’était pas encore venu, mais il viendrait tôt ou tard.

Avant de quitter Sheerness, il s’était entretenu avec le lieutenant Queely, à bord du Wakeful, là où se trouvait la pièce manquante du puzzle. Sur le Wakeful, on n’avait rien vu, et les douaniers n’avaient pas eu vent du moindre coup. Est-ce qu’on essayait de le mettre à l’épreuve ? C’était comme cette comédie autour du cadavre de l’informateur. Quelqu’un jouait avec lui au chat et à la souris.

A la porte, le caporal des fusiliers marins lui adressa un salut réglementaire, sa paume claqua contre la crosse de son arme, un peu de poussière s’éleva dans l’air calme. Bolitho lui rendit son salut d’un signe du menton. Il avait bien fait de refuser une voiture, ainsi le trajet solitaire à cheval lui avait laissé le temps de réfléchir, sinon de tracer des plans. Il eut un sourire piteux : depuis combien de temps n’avait-il pas monté à cheval ? Le jeune Matthew prit les bêtes par la bride et attendit qu’un palefrenier vînt les emmener aux écuries, derrière la maison.

Bolitho gravit les marches de pierre et aperçut l’ancre surjalée aux chapiteaux des colonnes : l’emblème de l’Amirauté. Comme par magie, la double porte s’ouvrit sans bruit vers l’intérieur. Un laquais vêtu de noir le débarrassa de son bicorne et de son caban – un habit couvert de poussière : ils avaient soutenu un petit galop pendant une bonne partie du trajet.

— Le commodore va vous recevoir dans un instant, Monsieur.

L’homme se retira, silencieux, tenant bicorne et caban avec la plus grande précaution, comme s’ils fussent sortis tout brulants d’un four.

Bolitho se mit à faire les cent pas dans le hall, une pièce également décorée de colonnes. Un large escalier tournant s’élevait jusqu’à la galerie du premier étage. Mais contrairement aux demeures qu’il avait pu admirer à Londres, celle-ci avait un style austère. Nul tableau, peu de meubles. Une installation provisoire, songea-t-il, voilà le mot. Est-ce que l’autorité de Hoblyn en ces lieux l’était aussi ? Par une fenêtre, il vit un reflet du couchant sur la mer. Un doute l’effleura quant au caractère définitif de sa propre mission. Il s’appliqua à ne pas penser à Queely : si lui était innocent, alors un de ses subordonnés avait vendu la mèche aux contrebandiers ; les nouvelles ne voyageaient pas toutes seules.

C’était comme se retrouver dans une pièce obscure en compagnie d’un aveugle. Que signifiaient son uniforme et son autorité en la circonstance ? La nature du combat était mal définie. En mer, il pouvait exiger obéissance et efficacité, par la discipline et par l’exemple, car l’ennemi était bien visible, et l’affrontement direct, jusqu’à la dernière bordée où l’un des adversaires se voyait contraint d’amener son pavillon. Ici, tout n’était que ruses, trahisons, assassinats.

Enfant, Bolitho avait souvent entendu de vieilles histoires à propos des contrebandiers de Cornouailles. A la différence des naufrageurs qui sévissaient le long de cette côte cruelle, on les considérait plus ou moins comme des héros, tout au moins comme des audacieux : ils volaient les riches pour donner aux pauvres. Mais dans la Marine, c’était un autre son de cloche : les contrebandiers n’étaient pas si différents des naufrageurs qui attiraient les navires sur des écueils pour piller leurs cargaisons et trancher la gorge aux malheureux rescapés. Abîmé dans ses pensées, il étreignit la garde de son épée, si fort que ce fut la douleur qui apaisa cette montée de colère.

Sentant que l’on ouvrait silencieusement une porte derrière lui, il se tourna et découvrit une mince silhouette, devant une fenêtre, de l’autre côté de la pièce. Il crut d’abord avoir vu une svelte jeune fille, puis l’apparition parla, d’une voix douce et respectueuse, mais dépourvue de servilité. Le jeune homme portait une livrée pastel avec des passements aux manchettes et des brandebourgs sur la poitrine. Ses bas blancs et ses chaussures à boucles faisaient songer à un majordome en miniature.

— Si vous voulez bien me suivre, commandant Bolitho.

Sa petite perruque bouclée, toute blanche, mettait en valeur les traits de son visage et ses yeux probablement noisette où les rayons du soleil, filtrés par les rideaux, instillaient des reflets verts-un regard qui rappelait la paisible méfiance du chat.

Ils traversèrent une vaste salle avant d’accéder à une pièce plus intime : du sol au plafond, des rayonnages couverts de livres. En dépit de la tiédeur du soir, un feu de bois crépitait dans la cheminée, sous une immense toile représentant un combat naval. Il y avait des tables, des fauteuils. Un bureau imposant occupait un emplacement stratégique dans un angle de la pièce. Bolitho eut l’intuition que tout ce que la maison comptait comme objets de valeur était rassemblé dans cette bibliothèque.

Il entendit le jeune valet de pied, si telle était bien sa fonction, arranger le feu en déplaçant une grosse bûche. Pas de trace du commodore.

Le jeune homme se tourna vers Bolitho.

— Il ne tardera pas, Monsieur.

Puis il resta debout près de la cheminée, les mains derrière le dos.

Une porte dérobée s’ouvrit sur le commodore qui entra d’un pas vif et se glissa aussitôt derrière son bureau, ayant à peine adressé un coup d’œil à son hôte.

Il avait l’air de mettre de l’ordre dans ses vêtements avec des gestes, songea Bolitho, qui trahissaient une longue pratique.

Il n’y avait entre eux que peu d’années d’écart, mais la différence était cruelle pour le commodore, dont le visage carré était marqué de rides profondes, et qui tenait la tête continuellement penchée sur le côté, comme un homme en proie à une douleur permanente. Il posa sur le bureau son bras gauche ; sa main était revêtue d’un gant blanc, sans doigts, destiné peut-être à cacher une prothèse, ou les horribles blessures qui le torturaient.

— Je suis heureux de vous voir, Bolitho.

Toujours ce ton brusque, saccadé.

— Asseyez-vous sur ce siège, si vous voulez bien, que je vous voie mieux.

Bolitho obéit et remarqua que les cheveux de Hoblyn étaient tout gris, et exagérément longs pour la mode de l’époque. Nul doute qu’il cherchait ainsi à dissimuler les cicatrices visibles malgré le col à galon doré.

Le jeune laquais évolua sans bruit autour du bureau et y posa une carafe ciselée et deux coupes.

— Du bordeaux.

Les yeux de Hoblyn étaient bruns mais sans chaleur.

— J’ai pensé que vous aimeriez.

Il eut un geste vague du bras :

— Nous souperons plus tard.

C’était un ordre. Ils burent en silence. Bolitho vit les fenêtres se teinter de rose. L’après-midi tirait à sa fin. Hoblyn regarda le jeune homme remplir les coupes :

— Vous avez eu plus de chance que bien d’autres : deux commandements depuis cette maudite guerre. Tandis que…

Il laissa sa phrase en suspens, portant les yeux sur la vaste marine. Sa dernière bataille, dans laquelle il avait perdu le Léonidas et s’était vu cruellement défiguré.

— J’ai entendu parler, ajouta Hoblyn, de vos, euh… aventures dans les mers du Sud.

Et il poursuivit sans ciller :

— Une femme admirable, à ce qu’on m’a dit. Toutes mes condoléances.

Bolitho essaya de garder son calme :

— A propos de ma mission…

Hoblyn l’interrompit d’un geste imperceptible de sa main difforme :

— Nous allons y venir.

Et à brûle-pourpoint :

— Ainsi donc, c’est comme cela qu’ils nous traitent ? Comme des vestiges du passé ?

Ne s’attendant à aucune réponse, il poursuivit comme par-devers lui :

— Il m’arrive de m’apitoyer sur mon sort. Alors j’essaie de penser à ceux qui n’ont rien reçu, après avoir tout donné.

Bolitho attendit. Hoblyn reprenait :

— Une mission sans espoir, à première vue. Nos supérieurs pleurnichent et se lamentent à propos de la contrebande, mais ils ne sont pas les derniers à tirer les marrons du feu. Leurs Seigneuries exigent toujours plus d’hommes pour la flotte, alors que ce sont eux qui l’ont laissée pourrir en débarquant ces mêmes marins, sans leur donner le moindre moyen de subsister ! Qu’ils aillent au diable ! Vous pouvez être sûr que, quand la guerre éclatera, et cela ne saurait tarder, on m’écartera pour offrir gentiment la place au cousin de quelque amiral.

Il attendit que sa coupe fût remplie :

— Mais j’aime ce pays qui traite si mal ses enfants. Vous connaissez les Français aussi bien que moi. Vous les voyez s’arrêter en si bon chemin ?

Il eut un rire grinçant :

— Quand ils vont nous tomber dessus, nous n’aurons plus qu’à prier pour que ces gredins aient décapité leurs meilleurs officiers de marine. Autrement, nous n’avons pas une chance.

Bolitho avait perdu le compte de ses coupes de bordeaux ; le vin et la chaleur lui embrumaient l’esprit. Il fit une tentative :

— Il faut, Monsieur, que je vous parle du Loyal Chieftain.

— Délavai ? lança Hoblyn en laissant retomber la tête de façon acrobatique. Je sais ce qui s’est passé. Pour le meurtre aussi, je suis au courant.

Il se pencha sur son bureau, les dentelles de sa fine chemise bouffèrent au-dessus des revers de son uniforme. Ce n’était plus l’ancien combattant loqueteux que Bolitho avait aperçu quelques années plus tôt en se rendant à l’Amirauté.

Hoblyn baissa le ton, sa voix n’était plus qu’un grognement rauque :

— On a incendié la maisonnette de cet homme tandis que vous étiez en mer. Sa femme et ses enfants se sont évaporés.

Il se renversa sur son dossier, Bolitho vit la sueur couler sur son visage :

— Assassinés ?

Ce simple mot courut comme un frisson glacé dans l’atmosphère surchauffée de la bibliothèque.

— Nous n’en saurons probablement jamais rien.

Il tendit la main pour reprendre sa coupe, mais la heurta ; le bordeaux se renversa sur le bureau, pareil à du sang.

— Qu’ils aillent tous au diable ! soupira Hoblyn.

Il suivit d’un œil trouble les gestes du valet de pied qui essuyait adroitement le vin et remplaçait la coupe.

— Enfin, la vie offre quelques consolations…

Le temps d’un éclair, Bolitho eut l’intuition d’une connivence entre eux. Le jeune homme ne s’était pas permis un sourire, pourtant on les sentait complices.

Sans cérémonie, Hoblyn changea de sujet :

— Votre Snapdragon est au chantier de Chatham ?

Bolitho reprit ses esprits : peut-être s’était-il trompé, après tout. Il eut un regard vers les yeux pâles du jeune homme : ils restaient impassibles.

— Oui, Monsieur, j’ai songé qu’il valait mieux…

— Sage précaution ! Plus tard, vous n’aurez guère le temps. Nos seigneurs et maîtres veulent des résultats, il faut leur en donner.

Pour la première fois, il esquissa un sourire :

— Vous avez cru que j’allais vous passer un savon ? Bon Dieu, Bolitho, c’est des hommes comme vous qu’il me faut, non pas des blancs-becs qui n’ont jamais entendu tirer une bordée !

Bolitho se renfonça dans son fauteuil. Il y avait chez Hoblyn quelque chose de déconcertant, mais l’amertume et les fanfaronnades cachaient un esprit plus acéré et perspicace que jamais. S’il se comportait de la même façon avec tous ses visiteurs, le gracieux valet devait être informé de bien des secrets. Méritait-il pareille confiance ?

— Les grands navires de la Compagnie des Indes, poursuivit Hoblyn, représentent le point le plus faible de notre dispositif. Ils remontent la Manche après des mois de mer et rencontrent au large des contrebandiers avant même d’avoir touché un port. Vous le saviez ?

Bolitho secoua la tête, confessant son ignorance.

— Et pourquoi ces rendez-vous, Monsieur ?

— Les capitaines de la Compagnie, comme s’ils n’étaient pas assez payés, ne répugnent pas à de petits à-côtés. En vendant du thé et des soieries aux contrebandiers, ils évitent de payer des droits de douane. Le fisc n’apprécie guère le stratagème mais comment avoir raison de ce trafic, avec si peu de cotres pour patrouiller toute la Manche, et au-delà ?

Il dévisagea calmement Bolitho :

— Pour le vin et le cognac, c’est une autre affaire : les trajets sont courts, cela nous laisse d’autant moins de chance d’intercepter ces crapules. Mais le thé, par exemple, a une valeur considérable par unité de poids. Et chaque ballot est de bonne taille.

Il se tapota le nez avec le petit sac blanc qui lui tenait lieu de main :

— Pas si facile, hein ?

Bolitho ne dit mot, il ignorait à quoi il devait s’attendre.

— On m’a communiqué des renseignements…

Il remarqua la moue dubitative de Bolitho.

— Ma source est fiable, insista-t-il, ce n’est pas un sale renégat.

Il fit un effort pour poursuivre :

— Une cargaison. Qui sera débarquée à Whitstable dans dix jours.

Il se renfonça dans son fauteuil pour mieux observer les réactions de son hôte :

— Une opération considérable, et qui exige d’innombrables complicités.

Le jeune valet plaça sur le bureau un chandelier d’argent qui alluma une lueur dansante dans les yeux du commodore.

— Nous pourrions faire main basse sur pas mal de marchandise, et surtout nous emparer des hommes : la Marine pour les uns, la potence pour les autres. Pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Et cette fois, les contrebandiers comprendront que nous prenons l’offensive.

Les pensées de Bolitho tourbillonnaient dans sa tête. Si ce renseignement était véridique, Hoblyn avait raison : leur présence dans la région commencerait à se faire sentir. Il se représenta mentalement Whitstable sur la carte : un petit port de pêche, près de l’embouchure de la Swale. Le choix de ce port de débarquement prouvait que l’audace des contrebandiers dépassait désormais les bornes de l’insolence. Whitstable ne devait pas être à plus de dix milles de cette bibliothèque.

— Vous pouvez compter sur moi, Monsieur.

— C’est bien ce que je pensais. Rien de tel qu’une petite humiliation pour vous donner du cœur au ventre, n’est-il pas vrai ?

Une horloge égrena son carillon. Hoblyn continua :

— C’est l’heure de souper. Le reste peut attendre. Je sais que vous tiendrez votre langue. C’est un autre de nos points communs, je crois.

Avec un petit rire étouffé, il se leva péniblement et fit le tour du bureau ; le jeune homme attendait pour les précéder dans la pièce suivante.

Au moment où le commodore quittait son fauteuil, Bolitho aperçut les cicatrices livides au-dessus de son col. Tout le corps devait être ainsi, affreusement marqué, comme celui d’un rescapé de l’enfer. Ils traversèrent à nouveau le vestibule. Un domestique attendait devant une autre porte double ; les accueillirent des odeurs de fine cuisine. Bolitho remarqua également la coupe et le tissu des vêtements de Hoblyn : il y avait apparence que le commodore était dorénavant à l’abri du besoin.

Bolitho s’apprêtait à demander qu’un repas fût servi au jeune Matthew quand il surprit un geste troublant du commodore : il avait caressé au passage la main de son valet de pied. Dégoût et pitié se partagèrent ses pensées. Mais comme l’avait dit Hoblyn, le reste pouvait attendre.

 

Bolitho s’éveilla en sursaut, et si mal en point que pendant plusieurs mortelles secondes, il crut être à nouveau la proie des fièvres. Des coups résonnaient dans son crâne comme des marteaux sur une enclume, et quand il voulut parler, il lui sembla que la langue lui restait collée au palais. Puis il reconnut le visage rond du jeune Matthew qui l’observait dans la pénombre. Sous la pâle lueur qui tombait de la claire-voie, seuls ses yeux semblaient avoir une couleur.

— Qu’est-ce que c’est ?

A peine si Bolitho reconnaissait sa propre voix.

— Quelle heure ?

Recouvrant peu à peu ses esprits, il s’aperçut avec quelque répugnance qu’il avait dormi tout habillé dans son plus bel uniforme, après avoir jeté bicorne et épée sur la table, près de sa couchette.

— Vous dormiez, Monsieur, répondit Matthew dans un chuchotement rauque.

Bolitho se mit en appui sur ses coudes. Le cotre évitait paresseusement avec le courant, on entendait des bruits de pas sur le pont. L’aube, songea-t-il vaguement. Mais le Télémaque dormait encore.

— Du café, Matthew.

Il posa les pieds sur le pont et étouffa un gémissement. De fugitives images lui traversaient l’esprit : la table somptueuse, les bougies éclairant le visage congestionné de Hoblyn, le mouvement des domestiques, la longue succession des plats raffinés et copieux, et puis le vin. Ce dernier souvenir lui arracha une plainte : il avait cru ne jamais voir la fin de ce banquet. Le garçon s’accroupit à côté de lui :

— M. Paice est sur le pont, Monsieur.

Il se souvint des révélations de Hoblyn, et des renseignements que le commodore avait glanés à propos du débarquement de Whitstable. Il fallait garder tout cela secret. Comment diable était-il revenu à bord du Télémaque ? Il n’en avait pas le moindre souvenir. Il finit par se ressaisir :

— C’est toi qui m’as ramené ?

— Ce n’est rien, Monsieur.

Pour une fois, il cachait bien son excitation, ou quelque timide fierté.

Bolitho lui empoigna le bras :

— Qu’y a-t-il ? Dis-moi, Matthew. L’enfant baissa les yeux :

— C’est Allday, Monsieur.

Soudain, les pensées de Bolitho furent aussi limpides qu’un cristal de glace :

— Que s’est-il passé ?

De nouvelles images s’imposaient vivement à lui : Allday, jovial, dur à la peine, toujours présent quand on avait besoin de lui ; Allday au-dessus de lui, brandissant un sabre d’abordage et pourfendant quiconque approchait.

— Il est parti, Monsieur, souffla l’enfant.

— Parti ?

La porte de la cabine s’entrouvrit. Paice entra, voûtant ses larges épaules :

— J’ai pensé que vous aimeriez être mis au courant, Monsieur. Lui revint un peu cette attitude méfiante qu’il avait affichée lors de leur rencontre :

— Il ne figure pas sur notre rôle d’équipage, Commandant. S’il y figurait…

— A moi de me débrouiller ? C’est bien ce que vous voulez dire ? Malgré la pénombre, Paice avait dû lire l’accablement sur les traits de Bolitho.

— Je me suis laissé dire, Monsieur, que votre patron d’embarcation a jadis été enrôlé de force…

Bolitho cherchait à reprendre ses esprits, il se passa la main dans les cheveux :

— Exact. Mais c’était il y a longtemps. Depuis, il m’a servi. Et fidèlement. Pendant dix ans. Ce n’est pas un déserteur.

Il secoua la tête. Il lui sembla que ses propres paroles le transperçaient comme une lame.

— Jamais Allday ne m’aurait quitté.

Paice se tut. De quelle aide pouvait-il être ? Les mots qu’il aurait fallu prononcer ne lui venaient pas.

— Je transmettrai le message à terre, Monsieur. Pour le cas où il rencontrerait une escouade de racoleurs. D’ailleurs il faut que j’en touche un mot au lieutenant chargé du racolage : qu’il prenne toute mesure propre à éviter des ennuis à votre patron d’embarcation.

Il hésita, soucieux de ne pas pousser la franchise jusqu’à l’irrévérence :

— Ainsi qu’à vous-même, si vous permettez, Monsieur.

Bolitho toucha l’épaule du garçonnet et la sentit frémir.

— Va donc me chercher de l’eau, et prépare-moi du café.

Il était enroué, son esprit se grippait. Et si Allday avait décidé de partir tout de bon ? Bolitho se rappela sa surprise, quand son patron d’embarcation ne s’était pas proposé de l’accompagner chez le commodore. Cela lui revenait, à présent. Bolitho glissa la main dans sa poche intérieure : ses ordres écrits étaient toujours à leur place. C’était merveille, songea-t-il misérablement, qu’il ne les eût pas perdus en chemin, lors du retour jusqu’au cotre.

Peut-être Allday s’était-il mal remis de l’affaire du Loyal Chieftain. Dieu sait qu’il en avait vu de toutes les couleurs depuis plusieurs mois ! Et après tout, comment l’avait-il récompensé de sa fidélité, de son dévouement sans faille ?

Parti. Rentré au pays, sûrement-ce pays dont les racoleurs de Bolitho l’avaient arraché il y avait si longtemps : des années pleines de péril et d’héroïsme, de tristesse et d’échecs. Allday avait toujours été là. Allday était le chêne, le roc sur lequel il avait pris l’habitude de se reposer.

— Il n’a laissé aucun message, Monsieur, dit Paice.

Bolitho leva les yeux :

— Il ne sait pas écrire.

Lui revint sa première impression, lorsqu’il avait rencontré Allday à bord de la Phalarope : s’il avait fait des études, Allday serait sans aucun doute devenu quelqu’un. Aujourd’hui, avec ce souvenir en tête, il avait l’air d’un idiot.

Le sifflet d’un bosco retentit quelque part, comme le cri d’un merle réveillé en sursaut.

— Quels sont les ordres, Monsieur ? demanda Paice sans autre cérémonie.

Bolitho eut un petit mouvement de la tête : les marteaux recommencèrent à cogner. Il lui arrivait rarement de manger ou boire à l’excès. Allday avait attendu son heure, et mis son plan à exécution au bon moment…

— Nous lèverons l’ancre à midi. Veuillez faire transmettre cet ordre au Wakeful. Ou plutôt faites-le personnellement, je vous prie, précisa-t-il en s’efforçant de garder un ton neutre. Ne mettez rien par écrit.

Leurs regards se croisèrent :

— Tout au moins pas encore !

— Branle-bas ! Branle-bas ! A rouler les hamacs !

Toute la charpente frémit, des dizaines de pieds sautaient sur le pont. Un nouveau jour commençait.

— Puis-je savoir quand, Monsieur ?

Bolitho entendit revenir le garçon ; il comprit qu’il allait devoir se raser lui-même.

— Une grosse livraison est annoncée.

Paice le croyait-il ? Il s’en moquait, après tout.

— Le commodore a un plan. Je vous l’expliquerai, ainsi qu’à l’équipage, quand nous serons en mer. Les cotres de la douane n’interviendront pas, ils sont retenus ailleurs.

Comme le projet avait paru simple, autour de la table si bien garnie ! Le joli jeune homme en perruque blanche avait tout écouté, tout entendu. Paice reprit :

— J’ai envoyé mon second à terre, Monsieur, pour aller y chercher deux matelots. On les a trouvés dans un estaminet, soûls.

Il se força à sourire.

— J’ai pensé qu’il valait mieux l’éloigner, jusqu’à ce que nous ayons parlé vous et moi.

Le jeune garçon posa une cafetière sur la table et se mit à fouiller les équipets à la recherche d’une moque.

— Vous avez bien fait, monsieur Paice.

Paice haussa les épaules.

— Je crois que nos pensées se rejoignent, Monsieur.

Bolitho se leva avec précaution et d’une poussée de la main, ouvrit la claire-voie. L’air du matin était frais, chargé des doux effluves de la terre. Bolitho se demanda s’il était encore un marin, et si Allday ne s’était pas, lui aussi, posé la question.

Baissant les yeux, il constata que Matthew venait de trouver un petit rouleau de toile à voile sur la couchette. Paice se retirait.

— Il faut que j’aille au rassemblement, Monsieur. Quoi qu’il arrive aux hommes, le bateau, lui, n’attend pas. Il réclame son dû à chaque instant.

Bolitho n’entendit pas la porte se refermer.

— Qu’est-ce que c’est que ce paquet, Matthew ?

Le garçon haussa les épaules, l’air confus :

— Je pense que c’était à Allday, Monsieur.

Il semblait effrayé, comme s’il partageait la culpabilité du fugitif.

Bolitho lui prit le rouleau et l’ouvrit avec précaution sur la couchette où il était tombé comme un ivrogne.

C’étaient de petits couteaux, des outils que, pour la plupart, Allday avait confectionnés de ses propres mains. Il y avait aussi quelques bricoles recueillies avec discernement : des morceaux de cuivre et de laiton, du fil de caret, et quelques espars miniatures tout neufs.

Bolitho s’accroupit, et avec un soin religieux entreprit de défaire un petit paquet qui se trouvait à l’intérieur. Il en vida le contenu sur la couchette. Ses mains tremblaient.

De navire en navire, Allday n’avait jamais emporté grand-chose avec lui, il n’accordait guère d’importance à ce qu’il possédait. Tout ce qui comptait pour lui, c’étaient ses maquettes de bateaux. Il en avait toujours une en chantier, qu’il fignolait avec amour, et avec l’expérience acquise au cours de ses années de mer.

Le jeune garçon eut un haut-le-corps :

— Comme c’est joli, Monsieur !

Bolitho effleura la petite maquette et sentit les larmes lui piquer les yeux. Le bois était encore nu, mais on reconnaissait aisément les formes gracieuses d’une frégate. Les sabords n’avaient pas encore reçu les minuscules canons qui restaient à fabriquer, les mâts et le gréement n’existaient encore que dans l’esprit d’Allday. Les doigts de Bolitho s’attardèrent sur la petite figure de proue délicieusement ciselée dont il avait gardé le souvenir précis. Le modèle réduit évoquait une sculpture qui lui était familière : cette fille aux yeux sauvages, aux cheveux gonflés par le vent, soufflant dans une corne en forme de coquillage.

— C’est une frégate ? demanda le jeune Matthew.

Bolitho fixait si fort la maquette des yeux que sa vue se brouilla. Ce n’était pas n’importe quelle frégate. Pour Allday, chaque navire avait une âme propre.

— C’est le dernier navire que j’ai commandé. C’est mon Tempest.

Le garçon reprit dans un souffle :

— Je me demande pourquoi il l’a laissé, Monsieur.

Bolitho abattit sa main sur l’épaule du garçon et serra jusqu’à lui faire mal :

— Tu ne comprends donc pas, Matthew ? Il ne pouvait s’ouvrir à personne de ses intentions, pas plus qu’il ne pouvait mettre quelques lignes par écrit pour apaiser mes inquiétudes.

Il regarda de nouveau la maquette inachevée :

— Pour lui, c’était le meilleur moyen de me prévenir. Ce bateau voulait dire tant de choses, pour mille raisons. Jamais il ne l’aurait laissé.

Le jeune Matthew regarda Bolitho se redresser sous la claire-voie. Il n’avait pas tout compris, mais il savait qu’il détenait un secret que Bolitho n’avait confié à personne d’autre.

— Maudite tête de mule ! grinça lentement Bolitho.

Il étreignit des deux mains le rebord de la claire-voie :

— Et que Dieu te protège, vieux frère. Jusqu’à ton retour.

 

En rangs par deux, l’escouade de presse dévalait une rue étroite. Les chaussures cloutées des racoleurs résonnaient sur le pavé, leurs yeux furetaient partout, jusqu’au moindre recoin.

A leur tête, un lieutenant aux lèvres minces avançait à grandes enjambées, poignard au clair. Quelques pas derrière, venait un aspirant.

Les vieux immeubles en encorbellement s’élevaient jusqu’à paraître se toucher. Le lieutenant, méfiant, surveillait les fenêtres sombres, surtout celles qui donnaient directement au-dessus de leurs têtes. Il n’était pas rare, pendant ces patrouilles ingrates, de recevoir des étages un seau d’immondices.

Tout le service local de recrutement avait eu vent de l’affaire des deux officiers déshabillés, battus et humiliés en présence de nombreux spectateurs : personne n’avait pris leur défense. L’arrivée miraculeuse d’un officier supérieur, et surtout son extraordinaire courage, avaient sauvé les deux hommes d’une fin horrible.

C’est pourquoi le lieutenant avait pris ses précautions et annoncé aux autorités compétentes que, conformément aux ordres reçus, il allait se mettre en quête d’hommes de mer pour la flotte. En étouffant un juron, il pourfendit une ombre d’un coup de poignard. Tant qu’on y était, pourquoi ne pas le crier sur les toits ? Le résultat était là : quelques rares malchanceux, des abrutis que l’on avait poussés dans les bras des racoleurs, un pauvre garçon dont l’employeur voulait se débarrasser, un godelureau trop entreprenant avec la fille d’un riche propriétaire, un valet de pied qui avait eu pour sa maîtresse des prévenances dépassant le cadre de ses fonctions. Quant à trouver des matelots de premier brin… La prétention aurait été risible, si l’enjeu n’avait pas été aussi grave.

— Serrez les rangs, derrière ! ordonna sèchement le lieutenant.

L’ordre était superflu : il n’y avait jamais de traînards dans les escouades de presse. Ses hommes lui en voulurent de ce zèle inutile. Ils s’agrippaient à leurs gourdins et à leurs sabres d’abordage, prêts à repousser une attaque, d’où qu’elle vînt. Ils haïssaient ce travail, ils avaient hâte d’embarquer.

On avait peur de cette guerre. Les imbéciles se tordaient les mains, les ecclésiastiques priaient pour qu’elle fût évitée. Des ignorants. La guerre était nécessaire. La guerre était une aubaine.

Le lieutenant sursauta à un bruit de verre brisé : une bouteille qui s’écrasait sur les pavés ? Il leva son poignard. Il entendait souffler ses hommes derrière lui, comme des renards flairant leur proie :

— Dans cette impasse, Monsieur ! hasarda l’aspirant.

— Je sais !

Il attendit que sa troupe se fût rassemblée. Elle comptait un maître artilleur, un vieux baroudeur.

— Tu as entendu, Benzie ?

— Il y a une taverne, par là, grogna le maître. Fermée à cette heure, bien sûr. C’est la seule issue.

Le lieutenant fronça les sourcils. Cet idiot avait gardé le plus important pour la fin. Ravalant sa répugnance, il ordonna à mi-voix :

— Prends deux hommes et…

Le maître artilleur s’approcha et lui souffla dans la figure :

— Inutile, Monsieur, quelqu’un vient.

Le lieutenant se détourna. L’haleine du maître était plus corrompue que la souillarde d’un vaisseau de premier rang-un remugle de vieille chique, de rhum et de caries.

— Qui va là ?

A l’entrée de l’étroite impasse, le lieutenant maudissait intérieurement Leurs Seigneuries pour cette situation absurde. Une affreuse silhouette avançait en traînant les pieds. Sûrement un estropié, ou un vieillard contemporain de Neptune. D’ailleurs, à quoi bon perdre du temps pour un seul homme ?

Mais l’ombre se détachait des ombres. Le lieutenant s’impatienta :

— Au nom du roi ! Sors de là ! Montre-toi !

Le maître artilleur poussa un soupir et étreignit son lourd gourdin. La Marine avait bien changé. En d’autres temps, on commençait par frapper, on posait les questions après. Le pauvre diable se serait vu assommé et embarqué sur un navire de guerre poussant au large. Il pouvait s’écouler des mois, parfois des années, avant qu’un homme racolé ne revît l’Angleterre. D’ailleurs, qui s’en souciait ? Le maître artilleur avait même vu une fois un fiancé enlevé sur les marches de l’église, le jour de ses noces.

A présent, avec tous ces règlements embarrassants et la pénurie de navires prêts à prendre la mer, mieux valait respecter les procédures de l’Amirauté.

— Du calme, mon gars !

Un coup d’œil lui avait suffi pour déceler une force évidente chez cet individu solidement charpenté. La pâle lumière de l’aube révéla des épaules larges, et une natte dans son dos quand l’homme se tourna pour observer l’escouade des racoleurs.

— Ton navire ? demanda sèchement le lieutenant.

La nervosité modifiait le timbre de sa voix.

— Parle, ou tu vas le regretter !

Le maître artilleur intervint :

— On est trop nombreux pour toi, mon gars.

Et levant son gourdin :

— Réponds au lieutenant.

Allday le regarda d’un air mauvais. Quand il avait entendu l’escouade s’approcher avec prudence, son plan déjà si vague avait commencé à lui apparaître irréalisable. Si ses projets n’avaient pas été aussi dangereux, ils l’auraient fait sourire, fût-ce par-devers lui, comme toutes les fois où il avait échappé à la presse détestable, en Cornouailles – jusqu’au jour où la Phalarope, frégate de Sa Majesté britannique, avait mouillé dans le port. Le commandant était de Cornouailles, il connaissait les cachettes où allaient se terrer tous les hommes en âge d’être racolés dès qu’un navire du roi franchissait l’horizon. A y réfléchir, il y avait paradoxe. Un français se fût-il approché de la côte, tous les hommes valides auraient pris les armes pour défendre leurs maisons et leur pays face à l’ennemi. Mais devant un navire du roi, c’était la fuite.

— Je n’ai pas de navire, Monsieur, balbutia Allday d’une voix rauque.

Il avait imbibé ses vêtements de rhum. Ce répugnant gâchis était-il convaincant ?

— Ne mens pas, répliqua le lieutenant, glacial. Je vais te dire ce qui va t’arriver si…

— Ne fais pas l’imbécile, intervint le maître artilleur avec un nouveau geste de menace.

— Le London, Monsieur, répondit Allday en baissant la tête.

— Un navire de deuxième rang ! s’exclama le lieutenant. Alors comme ça, tu es un matelot qualifié, hein ?

Les derniers mots, presque criés, avaient résonné comme un coup de fouet dans la petite impasse.

— En quelque sorte, Monsieur, en quelque sorte…

— Arrête de te foutre de moi. Ton nom ?

Allday le toisa sans ciller. Un instant, l’idée le démangea de donner du poing dans ces gencives. Même Bolitho aurait été capable de plier un tel gringalet sur son genou.

— Spencer, Monsieur.

Ayant négligé de prévoir un nom, il avait hésité un peu. Ce qui eut l’air de plaire à l’officier : ce type-là n’avait pas la conscience tranquille.

— Eh bien, tu es enrôlé. Ou tu nous suis sans faire d’histoire, ou on t’enchaîne. A toi de choisir.

Les racoleurs s’écartèrent pour laisser Allday prendre place au milieu d’eux. On les devinait soulagés de déguerpir de ce coupe-gorge.

— Ne t’en fais pas, vieux, lui souffla un matelot, il aurait pu t’arriver pire.

Quelque part dans le lointain, l’air matinal vibra au son d’une trompette. Allday eut l’air d’hésiter, mais les autres ne manifestèrent aucune appréhension. Les dés étaient jetés. A ce moment, Bolitho était peut-être en train d’examiner sa maquette du Tempest. Comprendrait-il le message ? Allday sentit une bouffée de désespoir l’envahir : et s’il n’allait voir dans son geste qu’une banale désertion, une trahison personnelle ?

Il redressa les épaules.

— Je suis prêt.

Le lieutenant pressa le pas. Quelqu’un tambourinait sur un seau avec un morceau de ferraille. Est-ce qu’une horde d’émeutiers n’allait pas leur tomber dessus pour libérer le captif ?

Du moins la patrouille ne rentrait-elle pas bredouille. Un seul homme, mais à l’évidence un vieux loup de mer. Et ce gars-là n’avait rien tenté à la dernière minute, pas plus qu’il n’avait brandi un de ces maudits sauf-conduits que l’honorable Compagnie des Indes orientales fournissait à ses apprentis ou matelots.

— Quelle est ta spécialité, Spencer ? demanda le maître canonnier.

Cette fois, Allday avait une réponse toute prête :

— Voilier.

Un risque soigneusement évalué. Se fût-il déclaré sans spécialité qu’on ne l’aurait pas cru ; en revanche, s’il s’était attribué un grade trop élevé, on l’aurait renvoyé au London, navire sur lequel il n’avait jamais mis les pieds.

Le maître approuva de la tête, très satisfait. Mettre la main sur un voilier : une rare aubaine. Ils arrivèrent au sommet d’une côte et de là, Allday put apercevoir les mâts et les vergues de plusieurs navires de guerre, difficiles à identifier individuellement car il faisait encore sombre. Bolitho était quelque part en bas. Le retrouverait-il un jour ?

« Si je ne le revois pas, c’est que je serai mort. » Curieusement, cette pensée le rasséréna.

 

Toutes voiles dehors
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